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A tâtons.

On entre là avec dé-li-ca-tes-se…le corps s’arrête, les gestes ralentissent, la voix baisse d’un ton.

Dans ce labyrinthe en reconfiguration, on avance à tâtons.

Légèrement déboussolé, on observe les signes disséminés au sol, sur les murs et dans l’air.

Une toile d’araignée mise sous verre pend du plafond. Le fil qui la retient tremble à l’approche du souffle.

Freiné, le spectateur peut regarder à travers ces petites fenêtres sans murs : poussière, fleurs séchées,

photos déchirées. L’infime nous guide. Parfois même on ne trouvera plus l’objet mais juste sa trace

ténue en filigrane. Quel éclairage pourrait la révéler?

Que s’est-il passé? Les murs sont partis en «réhabilitation thermique» en 2019, soufflés, et avec eux les meubles ou les rêves d’ailleurs en posters plastifiés. Seuls rôdent les souvenirs entre murmures, traces d’archives et voix enregistrées. Ce qui était en place, installé, a bougé et rien n’assure de revenir au même endroit. On palpe les parois à l’aveugle. Naître là, comme l’atteste le certificat, n’offre aucune garantie. Divers avis, courriers officiels et notifications sont placardés mais le

papier calque qui les recouvre en oblitère la lecture, pointe son opacité. On devine quelques lettres ou chiffres à travers les trous perforés. Ça ne fait pas sens.

Comment se repérer? L’artiste ne donne pas d’indice tangible et sûr. Le polystyrène qu’elle sème au sol, vole au passage, léger et mobile. Atteste-t-il d’un vertige ou d’un soulèvement?

L’immuable n’a plus cours. On suit le ruban adhésif qui indique quelques fissures mal rafistolées sur le parcours. Mène-t-il chez la voisine, au travail ou à l’école ? Fives Cail a fermé, des bras d’enfants déplacent les cartons qui forment aujourd’hui un écran de projection. Ils veillent à élaborer de petits agencements qui respectent les brèches. Elles sont autant de portes sur nos mémoires, sur nos trous noirs à ne pas masquer. Dans leur obscurité, la caméra suggère des présences encore vives, de possibles résistances, de quoi réinventer au-delà d’une image.

Une explosion a déjà eu lieu. L’exposition présente quelques éléments atomisés, vestige d’un lieu en déflagration, recensement d’un collectif morcelé. Les anciens câbles pendent hors de leur gaines. Les petits jardins attendent les nouvelles graines. Une fracture invisible a bouleversé les liens

désormais attachés à d’autres connexions, d’autres lieux. L’eau courante est arrivée et voici le réseau.

C’est la modernité. S’enfermera-t-on pour mieux s’exposer?

 

Ce n’est pas la nostalgie qui s’étire, pendue au nylon, juste une question : Comment faire ensemble? Recomposer? Rebâtir, planter, redonner du sens, retisser du commun? Quelles fenêtres, quels murs, quels nouveaux écrans trouer ou ériger entre nous? Quelle image proposer? Quel rôle joue

l’artiste dans ce chantier?

Camille Gallard, en nouant ces éclats de verre brisé, met en scène l’humble qui pend aux décisions venues d’en haut. Elle nous convie, non à l’image mais à ses détours et déplacements de poétique en politique selon une déambulation qui prend le temps, laisse du vide et rend les espaces, réels, imaginaires et symboliques. L’ensemble n’est pas donné, juste des fragments épars, des ferments d’inconnus et tout un soupçon d'éclosions.

Elle travaille comme ce pêcheur de perles dont parle Hannah Arendt “avec “les éclats de pensée” qu’[elle] peut arracher au passé et rassembler autour de soi”. George Didi-Huberman rappelle l’importance de ce geste qui ne prend pas, n’expose pas, ne met pas sous cloche mais recueille et “convoque l’imagination” : “Mais si nous marchons dans un paysage de détritus ou de cendres, alors, je le répète, il faut creuser la cendre pour ramener à la surface - en soufflant dessus délicatement, tendrement - les petits fragments de braise que la catastrophe aura oublié d’éteindre tout à fait. Cela s’appelle une recherche du temps perdu (et non, strictement, une recherche du temps passé). Cela s'appelle convoquer l’imagination : comme souffler sur quelques simples braises pour rendre aux temps présents, aux gestes, aux formes, aux langues, leur fondamental désir de désobéir1”.

Hélène Konkuyt

1 G Didi-Huberman, “Désirer désobéir. Ce qui nous soulève, 1”, Les Editions de Minuit, 2019, p. 529-530.

Texte d'ouverture de l'exposition : "Fragments d'Histoires"
écrit par d'Hélène Konkuyt 2023

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