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Bourse Ekphrasis ADAGP et Quotidien de l'Art 2023-2024

texte critique d'Eric Loret

Camille Gallard, « Ceci est ton corps »

 

La vidéaste Camille Gallard filme l’humain, ses doutes, ses recherches, les assignations faites à son corps (dont la première est de naître). Fondée sur le tact et la danse, son œuvre nous produit comme sujets puissants et comme

« prochains ».

 

Il y a des bouts de bois qui flottent, des taches, un battement de cœur interstellaire et quelques notes, dirait-on, de thérémine – cet instrument de musique magnétique qu’on ne touche jamais et qui oblige à ne pas bouger le corps, seulement les bras et les mains. Peu importe que la mélodie soit probablement produite par un synthétiseur plutôt que par la vénérable lyre électronique. Un ou une enfant dit « Dans mon coin je vais l’avoir [inaudible] » cependant qu’une main scratche une attelle sur une petite jambe. Ensuite il y a la Lune (ou la Terre ?) de loin, qui tourne dans un puits noir. On entend des conversations astronautiques. Un garçon dans une chaise ultraéquipée décolle sur fond de papier aluminium. 4, 3, 2, 1, Houston, je ne vous entends plus. Ses sourcils sont soigneusement dessinés. S’ensuivent des modélisations 3D un peu déchirées d’humains avec exosquelettes, souvent par deux, soignant-soigné ou couples sous le joug de dispositifs médicaux.

 

C’est le début d’On a roulé sur la Lune (2020) de Camille Gallard, filmé en noir et blanc dans des établissements pour enfants atteints de « déficience » intellectuelle, associée ou non à des troubles moteurs. Aucun misérabilisme ici, aucun malheur non plus. À peine un ado, à un moment, se compare-t-il à une « vraie personne ». Pour le reste, c’est un film exploratoire, littéralement lunaire, un monde plein où le manque se fait puissance. On y suit les amours de Cassandre et Mattéo, deux petiots amateurs de saynètes, et de Dylan et Andréa, préadolescents lourdement appareillés qui nous ressemblent terriblement : aux serments exaltés de Dylan, Andréa répond telle une vieille amante qui ne s’en laisse pas compter : « C’est bon ? C’est bon ? » Sous-entendu : « Tu as fini ton cinéma ? »

 

Et, de fait, Camille Gallard interroge, vidéo après vidéo, les fins et confins du cinéma et de la fiction, depuis l’intérieur d’une démarche plasticienne et chorégraphique. Peut-être son art est-il celui du tact, du point de contact, là où les choses se touchent ? Son tout premier film s’intitulait Touché (2007), quand elle était encore aux Beaux-Arts d’Angers. Un ballet de mains sur des corps âgés, grabataires : le rituel de la toilette pratiquée à domicile par une association de soin. Mais déjà un formidable sentiment de libération plutôt que de handicap (explication biographique, toujours hasardeuse : la mère de l’artiste est infirmière).

 

Devant On a roulé sur la Lune, on pense à Etel Adnan et son amour de la conquête spatiale : « L’espèce humaine a quitté la Terre, elle est partie », s’enthousiasmait la peintre et poétesse américano-libanaise dans un documentaire de Marie Regan. Qu’est-ce que ce partir-là ? Un arrachement à l’attraction terrestre, assurément, aux déterminations, mais pas nécessairement une séparation. On sait que dans ses séries le Poids du monde (2016) et le Poids de la Lune (2017), Adnan peint au contraire la légèreté, le coup de dés. De même Camille Gallard crée-t-elle une possibilité d’échappement quand elle filme les enfants de ces instituts spécialisés. Ils et elles sont partis mais ce départ est aussi une réassurance, une encapacitation profonde. On pense alors ensuite à Spinoza relu par Gilles Deleuze : « Qu’est-ce que peut un corps ? » demande le premier. Le second lui fait répondre : « un corps va toujours aussi loin qu’il le peut, en passion comme en action ». Et cet effort, ce conatus, constitue son être. C’est pour cela qu’il n’y a pas de déficience dans On a roulé sur la Lune : les corps accomplissent tout ce qui est en leur pouvoir, y compris baver ou être agité de spasmes. Et Gallard filme l’actualisation de cette puissance.

 

Pourtant ce sont des corps prothésés et orthésés, rétorquera-t-on : équipés d’appareils pour leur donner forme, solidité, éviter l’effondrement. L’artiste invite à poser la question à l’envers : sa façon de regarder les corps « normaux » prouve que le corps est déjà une prothèse, une interface avec le monde, que le corps évidemment ne préexiste pas à sa production, qu’il est expression. Par exemple dans Déplacements (2021), qui documente, comme son titre l’indique, les trajets que font quelques adolescents chaque jour : du domicile parental au lycée, puis à quelques soirées chez des potes, parfois une escapade à la grand-ville du coin. Camille Gallard a filmés ces jeunes non pas en marche mais immobiles, assis le plus souvent, ils et elles racontent. Ainsi leur hexis déploie-t-elle à l’écran tous les déplacements évoqués, chacun et chacune voyageant autour de sa chambre, dédoublé comme les héros d’un autre film-balade de l’artiste : What is she going to find on the couch ? (2014). Mais comme dans cet autre film, il y a aussi des parties fictives chorégraphiées. La danse est le seul art qui tire sa raison d’être de la pratique plutôt que du spectacle : ni vraiment à voir ou à écouter, mais à vivre.

 

Si le corps se révèle toujours prothétique, c’est évidemment sous un regard haptique. Camille Gallard pratique sans doute la « communauté comme co-tact » : l’expression est de Jacques Derrida dans Le toucher (Galilée, 2000), essai consacré à son ami Jean-Luc Nancy. De ce dernier, le texte Corpus (Métailié, 2000) pourrait servir d’introduction au travail de Gallard. Nancy rappelle ainsi qu’« il n’y a que des corps en acte » : il les appelle « tout-venant (n’importe quel corps, difforme, abîmé, usé) ». Ou bien il expliquerait le tact des films de l’artiste, pourquoi ils ne sont jamais voyeuristes : « Le savoir veut de l’objet, mais avec le corps il n’y a que du sujet ».

 

Au sein d’un collectif, « Les femmes d’Angers », Camille Gallard a écrit une série de poèmes, encore inédits. On y lit ces phrases : « Peut-on faire un enfant dans ce monde ? » et « je n’ai pas la place pour un deuxième enfant ». Car l’enfant bute contre le stérilet, contre la vie active, pense la narratrice du texte. Jean-Luc Nancy, commentant le Hoc est enim corpus meum du Christ (« car ceci est mon corps »), écrit : « nous sommes obsédés de montrer un ceci, et de (nous) convaincre que ce ceci, ici, est ce qu’on ne peut ni voir ni toucher, ni ici ni ailleurs – et que ceci est cela non pas de n’importe quelle manière mais comme son corps. » Comment mieux dire la possibilité et l’impossibilité à la fois du corps ? Comment mieux définir sa place comme aporie ? « Il n’est pas certain que la chose même puisse être là. Là où nous sommes » poursuit Nancy. Camille Gallard énonce la même difficulté dans Coulisses, une pièce de théâtre coécrite avec Sylvain Cornet : « Quand je fais ça, c’est un endroit où j’existe et où je n’existe pas aussi » (cela qu’elle fait, on ne saura de quoi il s’agit, sinon que c’est de nature sexuée : qu’il y a du partir et de la partition).

 

Produire des corps, enfanter. Nul étonnement dès lors que parmi les fictions, vidéodanses, installations où le corps du visiteur ou de la visiteuse est invité à modifier sa position presque par haptonomie, par un toucher affectueux, l’œuvre de Camille Gallard compte deux documentaires intitulés respectivement Pleine mère (2009) et Du côté du père (2013). Dans le premier, c’est le rapport mère-fille et sa reproduction qui est interrogé. Dans le second, un homme homosexuel évoque l’absence du père, le soin à la mère et l’amour de l’art. En regardant ce film, on pense cette fois à cet autre passage de Corpus :« Mais ici, le prochain serait ce qui vient, ce qui a lieu dans une approche, ce qui touche et s’écarte aussi, localisant, déplaçant la touche. Ni naturel, ni artificiel (…), le "prochain" comme technè serait la "création" et l’"art" véritable de notre monde. » Être artiste ou parent (« kin » dirait Donna Haraway ?), ce serait alors tout un : créer du proche et du prochain.

Eric Loret

novembre 2023 - Bourse Ekphrasis

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